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Le trottoir

adapté de quelque chose écrit il y a plus de deux ans

Il est humble. Il s’écrase sous le pas de passants. Quand on est un trottoir, on ne s’occupe pas de qui nous marche dessus, car on a un secret. On représente une partie de la vie de chacun. Construit par des ouvriers, organisé par la mairie, payé par le contribuable, on a été pavé par tant de parents et pourtant pris au piège à rester fixe. Sûrement dallé, roue à la main, il y a déjà des centaines d’années pour certains, ou, l’instant d’une simple vie humaine, pour d’autres.

Arpenter le trottoir, c’est revoir ces souvenirs qu’il a enfoui. Le paysan tente de négocier : le fromage bleu et blanc vaut au moins un demi-écu. Ensuite, d’autres enfants sont heureux, ils jouent, on ne sait trop à quoi, mais leur bonheur luit dans l’obscurité adulte. Plus tard, les sanglots de la mère d’un soldat, de telle guerre mondiale, coulent d’entre ses mains brisées par le désespoir. Tardivement, un téléphone à clapet tombe; on le ramasse. Enfin, on le voit. Oui. Le trottoir a tout vu mais n’a rien fait. Il est resté, là, muet, témoin, et garant de la vérité. C’est se reposer sur les pas de nombreuses personnes que de le fouler. C’est là l’essence même de sa vie: le trottoir, quand on lui marche dessus, ne dit rien et tend l’autre joue. Il est humble.

Il n’admettra aucune de ses qualités, pas même qu’il est la plus grande toile du monde. Chaque magnifique dalle posée précieusement fond dans l’océan pavé, tel un pigment sur du Van Gogh. Dalle, pavé, caillasse, qu’importe. Cette toile vierge a été peinte successivement par chaque pas posé, chaque mégot lancé, chaque chewing-gum jeté. C’est sa façon artistique de montrer au monde l’existence de tous ces souvenirs laissés là par la foule. Si on le regarde de plus près, il semble dire « Fut un temps » ; « Un jour… » ; « Peut-être ». Mais il n’en dira rien tant que vous ne lui demandez pas. Il est humble.

Mais on n’a pas le temps. On continue de marcher distrait sur le trottoir, car on a d’autres choses à faire et le temps presse. Dans ce ciel sombre, le trottoir restera une fois de plus incompris par ses passants.